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Décoloniser l’imaginaire par les formes
De Septembre Tiberghien
 
 
Il y a un autre monde mais il est dans celui-ci.
Paul Éluard
 

Qu’est-ce qui de ce monde, de cette réalité mouvante, nous appartient en propre ?

C’est la question qu’adresse Marie Lelouche à travers une œuvre polymorphe, affinant progressivement ses moyens d’expression à l’aune d’un horizon esthétique qui se nourrit d’une pensée trans- : trans-historique, trans-genre, trans-gressive…
Pour elle, la production d’une esthétique est intrinsèquement liée à la conscience des percepts et autres habitus qui nous constituent. Ainsi, l’artiste mène-t-elle de concert une réflexion autour du packaging – ces emballages plastiques ou cartonnés qui donnent littéralement corps à nos produits de consommations usuels – et de la sculpture, entendue comme réceptacle d’un récit se déployant dans le temps et dans l’espace (voir les sculptures instantanées, issue d’assemblage d’objets trouvés ou empruntés), relevant tout autant de la sphère privée que publique.

Récemment, l’artiste a intégré à sa démarche l’usage d’un outil de captation numérique, en l’espèce du scanner tridimensionnel. Celui-ci lui permet de prélever et de collecter des fragments d’objets alimentant un vaste répertoire de formes, dans lequel elle peut puiser afin de créer à l’infini de nouveaux assemblages, à la manière du sampling, en jouant sur les rapports d’échelles et de textures ainsi que sur le décalage produit entre le référent d’origine et le résultat obtenu. Dans Blind sculpture, l’artiste développe également une application de réalité mixte pour téléphone portable qui vient souligner le rapport que nous entretenons à l’environnement et la manière dont nous interprétons tous différemment l’espace, en fonction des déterminismes physiologiques, affectifs et sociaux qui façonnent nos subjectivités. Cette sculpture, aveugle et muette en quelque sorte, sert d’écran à nos représentations et schèmes mentaux qui viennent s’y projeter à la manière de spectres. Ainsi, en confrontant les différentes perceptions que nous pouvons avoir d’un même objet d’art, Marie Lelouche nous renvoie aux mécanismes qui forgent notre différence, quelle qu’elle soit.

Parmi ses expérimentations actuelles, qui visent à intégrer la déambulation du corps du spectateur par le biais de dispositifs de spatialisation, Marie Lelouche met en lumière un phénomène paradoxal, on ne peut plus contemporain : l’isolement de l’individu, grâce à une technologie qui le dote de sensations amplifiées, lui procure à la fois un sentiment de toute puissance, de même qu’une perte de repère. Dans une série de dessins intitulée Esthésie, l’artiste aborde par ailleurs ce qui relèverait d’une reconfiguration, voire d’une optimisation de notre appareil sensoriel via la plasticité des lignes, des courbes et des couleurs. Si l’on serait tenté de lire dans ces œuvres la poursuite d’un idéal synesthésique appelé de ses vœux par une faction de l’art moderne, il ne faut pas s’y tromper. Ni mélancolique ni futuriste, l’artiste vit dans le présent et envisage cet état de suspension momentanée comme un réel potentiel révolutionnaire : celui de décoloniser l’imaginaire par les formes.

 


Decolonizing the imagination through shapes
By September Tiberghien, art critic and curator
 
 
There is another world, but it is in this one.
Paul Éluard
 
 
 
What of this world, of this shifting reality, belongs to us in its own right?

This is the question Marie Lelouche addresses through a polymorphic work, gradually refining her modes of expression in the light of an aesthetic horizon that is nourished by a trans-thought: trans-historical, trans-genre, trans-gressive…
For her, the production of an aesthetic is intrinsically linked to the awareness of the percepts and other habits that constitute us. Thus, the artist is working together on packaging – the plastic or cardboard containers that literally give substance to our usual consumer products – and sculpture, understood as the receptacle of a story unfolding in time and space (see the Instant sculptures, resulting from the assemblage of found or borrowed objects), both in the private and public sphere.

Recently, the artist has integrated into her approach the use of a digital capture tool, in this case the three-dimensional scanner. This allows her to take and collect fragments of objects feeding a vast repertoire of shapes, from which she can draw in order to create infinite new aggregations, in the same way as sampling, by playing on the scale and texture relationships as well as on the offset produced between the original referent and the result obtained. In Blind sculpture, the artist also develops an application of mixed reality for mobile phones that highlights the relationship we have with the environment and the way in which we all interpret space differently, according to the physiological, emotional and social determinisms that shape our subjectivities. This sculpture, blind and silent in a way, serves as a screen for our representations and mental schemes that project themselves into it in the manner of spectra. Thus, by comparing the different perceptions we may have of the same art object, Marie Lelouche refers us to the mechanisms that shape our difference, whatever it may be.

Among her current experiments, which aim to integrate the wandering of the spectator’s body through spatialization devices, Marie Lelouche highlights a paradoxical phenomenon that is as contemporary as it can be: the isolation of the individual, thanks to a technology that gives him amplified sensations, gives him both a feeling of power, as well as a loss of reference point. In a series of drawings entitled Esthésie, the artist also addresses what would be a reconfiguration, or even an optimization of our sensory apparatus through the plasticity of lines, curves and colors. If one would be tempted to read in these works the pursuit of a synesthetic ideal called for by a faction of modern art, one should not be mistaken. Neither melancholic nor futuristic, the artist lives in the present and sees this state of momentary suspension as a real revolutionary potential: the one of decolonizing the imagination through forms.
 
 
 

Texte de Yannick Haenel

Pour le catalague d’exposition Panorama 19 / Roman

A propos de Blind Sculpture de Marie Lelouche

 

Je pense encore à ce passage entre le passé et le présent : il me semble que cette mémoire en avant définit bien l’expérience poétique ; mais voici qu’une autre expérience matin, tout aussi poétique, mais plus avant ton corps, plus dansante aussi, une expérience à laquelle me convie Marie Lelouche avec son installation Blind sculpture.

Il y a un objet blanc devant moi – « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur », et j’ai envie de dire avec Mallarmé.

On me tend une tablette et un casque audio, et voici que démarre une aventure géométrique dans laquelle je sens tout de suite que mes repères fondent, que mes réflexes sont déroutés, que mon cerveau se transforme. Car des objets s’animent dans l’espace, les sculptures se forment et se défont à partir de l’écran de la tablette qui génère les mouvements; ce sont des formes digitales qui accèdent à ma perception au fur et à mesure de mes déplacements.

Ainsi des volumes se déplace-t-il, et semble flotter dans l’espace; ainsi le rêve de la sculpture d’accéder au mouvement se réalise-t-il, d’une manière sidérante. Je tourne autour du calme bloc, et les volumes reprennent ou continue leur flottaison spectrale, jaune, grise, blanche, comme des icebergs fluides; ils se rencontrent, s’imbriquent, se traversent: ça se sculpte ainsi, sans les mains, à travers une découpe virtuel, depuis le choc entre plusieurs réalités.

Il me semble qu’avec la tablette c’est moi qui sculpte, et le spectateur n’est-il pas le sujet souvent trop ignoré d’une exposition? N’est-ce pas lui qui décide s’il regarde ou non une œuvre (laquelle croit trop souvent qu’elle existe toute seule).

Oui, quelque chose de fou a lieu avec Marie Lelouche, quelque chose d’entièrement neuf, de fabuleusement théorique, de tranquillement sensoriel, comme si l’on avait trouvé comment faire des œuvres d’art dans l’univers : comme si l’on sculptait des satellites, des stations orbitales, des planètes, à même la gravitation.

 

 


La forme en creux
De Marie Chenel
 
 
Il me faudra épouser plastiquement ce contour dont il aura déposé pour moi la forme en creux. 
Peter Szendy[1]
 
 

Marie Lelouche construit une œuvre singulière et exigeante depuis la fin des années 2000. Après avoir exploré une large diversité de médiums, elle a récemment conçu une installation interactive complexe, intégrant pour la première fois des technologies émergentes et une dimension sonore à sa pratique.

Intitulée I am Walking in, cette installation résulte d’un travail menéen collaboration avec différents spécialistes autour d’un réseau dense de problématiques. Il s’agissait par exemple de définir comment générer le son d’un espace précis au sein d’un environnement sonore virtuel. Techniquement et conceptuellement fascinante, elle se compose visuellement de cinq sculptures à échelle humaine érigées, sans socle, dans l’espace d’exposition, et de trois casques audio sans fil, à disposition. Les éléments sculpturaux sont creux. Ils ont été façonnés en carton rigide, d’après des patrons dessinés par l’artiste avec l’appui d’un logiciel de simulation. Les imprimés à leur surface sont le fruit d’un traitement précis : la trame, moirée, est mangée par la couleur, les jeux d’ombres paraissent dessinés à dessein, l’ensemble, abstrait, invite à se fondre dans le détail. Chaque casque diffuse une création sonore spécifique, des impacts courts, des crépitements et autres sifflements étranges. Réalisées à partir de sons réels modifiés numériquement, ces créations transposent les points saillants des motifs présents à la surface des volumes, leur caractère répétitif faisant par exemple écho aux textures tramées. Grâce au dispositif interactif, ce qui est audible évolue au gré des déambulations. Ce sont les mêmes sons, mais ils changent d’espaces : d’abord perçus comme s’ils étaient diffusés dans un espace anéchoïque – une chambre sourde – ils se coulent dans celui de la sculpture dont le visiteur est le plus proche. Or, chaque sculpture témoigne de différentes qualités soniques selon sa configuration formelle, ses angles, sa hauteur et sa largeur informant une empreinte sonore qui lui est propre.

Dans la continuité d’un précédent travail intitulé Flow Curves (2013), l’installation emprunte, en les réinterprétant, des traits caractéristiques du packaging industriel. Inscrivant sa démarche dans le cadre d’une considération globale sur la manière dont la société contemporaine appréhende les formes tridimensionnelles, Marie Lelouche a en effet observé combien notre approche initiale des objets de consommation qui habitent notre quotidien passe en premier lieu par leur emballage. L’artiste s’est interrogée, de fait, sur le rapport fondamentalement biaisé au volume que révèle la façon dont ces artefacts sont pensés : la tridimensionnalité est abordée par la bidimensionnalité, l’objet par son image. Cette question complexe du passage du plan au volume renvoie à l’intérêt qu’elle voue à l’architecture, dont les formes de production sont souvent liées à des dessins – voir à ce titre, dans son œuvre, l’ensemble des Variations in building (2010) –, ainsi qu’à l’ambitieux projet qu’elle débute actuellement dans le cadre d’un Doctorat en création artistique copiloté par le Fresnoy, Studio National des Arts Contemporains (Tourcoing, France) et l’Université du Québec à Montréal. Sans en détailler la teneur à cette phase liminaire, il paraît toutefois essentiel de relever que ce projet a pour fondement les transformations formelles et conceptuelles que l’utilisation de certaines nouvelles technologies déclenche (ou déclenchera) dans notre compréhension des arts de l’espace.

Car si Marie Lelouche a eu recourt au medium sonore, c’est moins pour l’explorer en tant que tel que pour nourrir une réflexion personnelle sur l’espace autour duquel son travail s’articule, en lien avec le volume, depuis plusieurs années. Elle entend ainsi mettre à profit la compréhension intuitive que l’être humain a de l’espace par le son : le système auditif scanne naturellement sans relâche l’espace et ses propriétés, déterminant la distance, la position angulaire et la direction des sons perçus. Marie Lelouche est de ces artistes qui travaillent l’espace tel un matériau : il s’agit de le mettre en tension, de le révéler comme un territoire de relations existantes ou à instaurer. Attentive aux possibilités de déploiement des formes, elle pense d’ailleurs ses œuvres de manière à ce que leur organisation soit modulable en fonction du lieu d’exposition. Ainsi des Flow Curves et des Variations in building précitées, ou encore des Still life – landscape (2012). Plusieurs de ses œuvres créent en outre des formes d’espaces temporaires, telles les Sculptures instantanées qu’elle initie en 2013 chez des particuliers en réemployant certains de leurs objets, qu’elle recouvre d’une couche de craie en bombe. Ici comme en extérieur, lorsqu’elle déplace le principe de cette série dans la nature lors d’une résidence avec l’association VoyonsVoir, en 2014, ou qu’elle réalise l’installation Flash Loading en 2013, sur un sommet du Massif du Sancy, l’idée phare est de confronter l’œuvre à l’espace, voire de la faire pleinement adhérer à cet espace.

Auteure d’un travail qui porte en son sein le souci de sa réception, Marie Lelouche accorde une place déterminante au spectateur et à l’expérience de sa corporalité au sein de l’espace d’exposition. Ses déplacements sont intégrés dans la conception même de certaines œuvres, telles les Flow Curves et ce qu’elles offrent à voir sur différents panneaux : de loin, l’horizon mouvant d’une étendue maritime ; se rapprochant, une plongée dans le motif vibrant de l’image photographique transposée manuellement, au carbone. D’autres convoquent son corps par l’absence, par des creux et des vides qu’il est mentalement appelé à combler (Untitled – landscape 1, 2009). C’est ainsi que le plus souvent ses œuvres, toujours plastiquement séduisantes au regard, impulsent, par leurs formes ou leurs proportions, une projection intuitive de gestes : par exemple quelque chose dans la forme d’un carton ou d’un tissu plié que l’on aura envie de déplier, ou inversement… Quant à l’invitation lancée par I am Walking in, elle est embarquée dans son titre même : « celle de prendre la place de celui qui perçoit et compose avec les éléments qu’on lui offre. [2] »

I am Walking in sollicite plus que jamais l’implication corporelle du visiteur, exigeant qu’il tende l’oreille, et engage l’expérience réceptive vers un autre niveau : s’approcher, c’est en pénétrer physiquement non seulement l’espace, mais aussi le volume. Dans une expérience singulière, le spectateur épouse ce corps autre, sculptural et creux, dont ce qu’il entend dessine les contours, faisant résonner à l’esprit l’écho du souvenir que le philosophe Peter Szendy conserve des leçons de piano de son enfance, tel qu’il le relate en introduction de Membres fantômes. Des corps musiciens. Ou encore ces lignes programmatiques, écrites par l’artiste en 2011 : « Je souhaite tendre vers des pièces qui soient des systèmes perceptifs qui se laissent traverser » et, plus loin : « Mes prises de position face au processus de création guideront mes pièces vers des systèmes ouverts où l’évaluation de la place du spectateur sera déterminante.[3] » À travers l’étude de I am Walking in, il est par ailleurs possible d’étendre rétrospectivement à la plupart des œuvres de Marie Lelouche l’hypothèse d’une compréhension instinctive des sens comme des voies de passage plutôt que comme des domaines clos et isolés. Ces dernières offrent en cela des effets voisins de la « trans-sensorialité » définie par Michel Chion[4] à propos du son, qui tend à enclencher des perceptions empruntant le canal d’un sens ou d’un autre sans que leur effet ne soit enfermé dans les limites de ce sens.

Télescopant le réel et le virtuel,les possibilités offertes par les technologies contemporaines n’ont de cesse de renouveler les moyens offerts aux artistes, notamment dans le champ des potentialités synesthésiques. Grâce ou à travers elles, tout semble parfois mis en place en vue de permettre au visiteur – du moins à celui sachant se muer en spectateur attentif – de vivre pleinement une expérience de l’œuvre dans son immanence. En absorbant sa présence corporelle en son entier, le positionnant au cœur du dispositif de I’m walking in, Marie Lelouche lui en offre une connaissance intime, comparable à ce « toucher de l’intérieur » que le chercheur canadien Derrick de Kerckhove a identifié comme étant le propre des médias électroniques dans son ouvrage Les nerfs de la culture. Être humain à l’heure des machines à penser[5]. Or, quelle possible rencontre peut être faite en plongeant, en une forme fascinante de télépathie incarnée, dans la vie intérieure animée de ses sculptures dont il importe ici de souligner opportunément l’apparence totémique ? Si, comme Marie Lelouche le précise, avec I’m walking in, « virtualité et réalité se mêlent pour nous parler de notre rapport au monde[6] », ce dernier n’a-t-il pas autant trait à la nature physique des objets qu’aux projections fantasmatiques qu’ils suscitent ?

Le rapport à la complexité du réel est ainsi fait que plus l’être humain, en tant que spectateur ou utilisateur, est confronté à des technologies nouvelles, plus l’ectoplasme de la notion prémoderne d’une conscience animiste des formes inanimées semble vouloir venir le hanter. Si le phénomène est particulièrement étudié aujourd’hui, à l’ère de l’évolution vers un environnement domestique ultra-connecté, constitué d’objets doués d’une intelligence artificielle, il n’en est pas pour autant inédit. Un exemple historique parmi d’autres résonne ainsi avec une expérience possible de cette installation de Marie Lelouche. En 1932, la société EMELKA orchestrait la diffusion publique des recherches sur le son synthétique menées par un ingénieur allemand, Rudolf Pfenninger. Les journalistes qui découvrent alors ses Tönende Handschrift, une série de cinq films à la bande son intégralement synthétique, sont enthousiastes, quoique leurs écrits traduisent quelques perturbations à l’écoute de ces sons qui leur paraissent « venus de nulle part ». Comme le relève l’universitaire Thomas Y Levin dans le catalogue de l’exposition Sons & Lumières. Une histoire du son dans l’art du XXe siècle[7] qui s’est tenue au Centre Pompidou en 2005, certains se souviennent ainsi d’un « timbre primitif » dont l’impression est qu’il est « mécanique, presque sans âme » et possède « quelque chose d’étrangement irréel». Parmi les nombreux exemples que nous pourrions ici relater en écho à une approche de la technologie innervée de pensées magiques, une observation contemporaine a le mérite d’être plus particulièrement liée aux thématiques d’une empreinte sonore de l’espace et de notre compréhension du vide. En 2012, des millions de terriens découvraient, fascinés, les premiers sons en provenance de l’espace interstellaire. Semblables à des sifflements, ceux-ci résultaient d’une sonification des vibrations électromagnétiques enregistrées autour de la sonde Voyager 1, première construction humaine à avoir pénétré le vide intersidéral. Or, à l’instar d’autres captations mises en ligne par la NASA, c’est le caractère « effrayant » de ces palpitations spatiales qui a rapidement paru le plus discuté sur Internet.

Le travail de Marie Lelouche apparaît d’abord motivé par ce qui relève d’une exploration continue de ses propres processus créatifs. Comme l’artiste l’a remarquablement théorisé dans le cadre de ses recherches, elle renouvelle régulièrement sa pratique en se confrontant à des techniques complexes (verre, porcelaine), des environnements étrangers (résidences en Corée, projets en Amazonie et en Sibérie) ou à des champs de recherches (anthropologie, psychoacoustique, etc.), dont elle apprend à maîtriser les codes. Elle a ainsi fait de ses déplacements vers l’inconnu une méthode pour interroger les conditions d’existence des volumes – « Comment percevoir leur espace, leur matérialité, les vides qu’ils engendrent, les hors-champs qui les nourrissent ?[8] » – et renouveler son approche sculpturale. Dans un mouvement abordé avec I’m walking in, et que son projet doctoral devrait approfondir,c’est la question même de son positionnement au sein du processus créatif avec lequel elle renoue le plus finement désormais.

Mais cette exploration – ou « spéculation » pour reprendre un terme qu’elle emploie – relève tout autant d’un questionnement essentiel sur l’activité artistique, abordée comme une expérience perceptive du monde. En comprenant l’art et son exposition comme un domaine de la connaissance où il s’agit d’organiser des formes dans le temps et dans l’espace, de déterminer leur nature et leurs limites, Marie Lelouche façonne un outil de compréhension du réel. Eveillée à la méfiance des présupposés, elle s’intéresse à ce qui nous entoure mais que nous ne voyons plus, par habitude, avec l’idée que « à travers l’évolution des formes, l’évolution des mœurs et de notre conception du monde s’inscrit dans notre quotidien.[9] » Aujourd’hui, c’est pour les nouvelles expériences du réel qu’elles sous-tendent qu’elle a recours aux technologies interactives. Celles-là même qui programment, selon Derrick de Kerkhove, « la fin (…) de la dissociation théorique entre celui qui connaît et l’objet de sa connaissance.[10] »

 

[1] Peter Szendy, Membres fantômes. Des corps musiciens, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p 9.

[2] Marie Lelouche, « I am Walking in », in Panorama 17. Techniquement douce, dir. Alain Fleischer et Didier Semin, Tourcoing, Le Fresnoy – Studio National des arts contemporains, 2015, pp 68 – 69.

[3] Marie Lelouche, Une illusion de création, Université Paris 1 UFR 04, Master 2 recherches Arts plastiques, septembre 2011.

[4]Michel Chion, L’Audio-vision. Son et image au cinéma, Paris, Armand Colin, 2013 (3e éd.), pp 119 – 120.

[5]Derrick de Kerckhove, Les nerfs de la culture. Être humain à l’heure des machines à penser, Les Presses de l’Université Laval, coll. Sociologie contemporaine, 1998.

[6] Marie Lelouche, « I am Walking in », op. cit., pp 68 – 69.

[7] Thomas Y Levin, « Des sons venus de nulle part », in Sons & Lumières. Une histoire du son dans l’art du XXe siècle, Sophie Duplaix, Marcella Lista (dir.), Paris, éd. du Centre Pompidou, 2004, pp. 51 – 60.

[8] Marie Lelouche, « I am Walking in », op. cit., pp 68 – 69.

[9] Marie Lelouche, « Démarche », documents de travail.

[10] Derrick de Kerkhove, « Culture et médias numériques : les médias et l’architecture de l’intelligence » in Esthétique des arts médiatiques. Interfaces et sensorialité, Louise Poissant (dir.), Québec, Presses de l’Université du Québec, 2003, p 59.

 

 


A propos de l’intervention in situ chez Incise
De Benoit Dusart
 

La proposition de Marie Lelouche pour Incise exploite tous les aspects de l’espace d’exposition. Contenant et contenu, la vitrine se voit d’abord enveloppée par la couleur. De la surface vitrée au châssis d’encadrement, l’espace se fait support d’un horizon des plus équivoques, verrouillant la profondeur au profit d’un dégradé aveugle et mat, renvoyant plus à la sculpture et à l’intégration architecturale, qu’à la peinture proprement dite. Celle-ci recadre, se fait volume, escamote et recompose les rapports de transparence et de démarcation qu’induit le principe même d’une devanture.

Ce qui de loin pourrait évoquer les fonds dégradés des impressions d’Allen Ruppersberg, appelle ici un autre type d’écriture. Touchée du doigt par l’amateur ou le promeneur curieux, la fine carapace de craie enveloppant la vitre disparaîtra progressivement pour dévoiler un contenu où couleurs, sculptures et architecture participent d’une édifiante mise en abîme. (…)

 
 
 
 

About the in situ intervention for Incise
By Benoit Dusart, art critic and curator
 
 
Marie Lelouche’s proposals for Incise operates in all aspects of the exhibition space. Container and content, the window is first seen wrapped in color. From the glass surface to the frame chassis, space is supporting a most ambiguous horizon, locking depth to the benefit of a blind and matte gradient, referring more to sculpture and architectural inte- gration than to painting itself. This reframing becomes volume, retracts and reconstructs transparency and the boundary ratios induced by the principle itself of a storefront.
 
What could have evoked from far away gradient backgrounds of Allen Ruppersberg’s prints, demands for another type of writing here. Touched by fingers of amateurs or curious pedestrians, the fine chalk shell enveloping the glass gradually disappears to reveal a content, where colors, sculptures and architecture involve an abyss. (…)
 
 
 

Bring into the World [quotes]
By Kim, Sung-woo, curator
 
 
[…]Marie Lelouche exposes herself to unfamiliar places, cultures, spaces and situations. Her work explores ways of interpreting and understanding different environment and culture as a stranger. Her physical dis- comfort and psychological clash can be felt in her intuition and artistic sensibilities, and are reconstructed in space. The environment reconstructed through this process gives us an opportunity to form a new understanding about the world around us, and create new psychological connections to the existing environment.[…] Through the union and transformation of these elements created by Marie, the society and nature, spaces and landscapes that have become dull because of over familiarization will awaken new sensibilities to the viewer.[…]
 
 
 

Bring into the World [extraits]
De Kim, Sung-woo, commissaire
 

[…]Marie Lelouche s’expose à des lieux, des cultures, des espaces et des situations inhabituelles. Son travail explore les manières d’interpréter et de comprendre différents environnements et culture en tant qu’étranger. Cette confrontation à un inconfort physique ou psychologique peut être ressenti au travers de son intuition et de sa sensibilité artistique et prendre forme dans l’espace. L’environnement reconstruit grâce à ce procé- dé nous donne l’opportunité de développer une nouvelle compréhension du monde qui nous entoure et de créer de nouvelles connections psychologiques avec lui. […] A travers l’union et la transformation des éléments créés par Marie Lelouche, société et culture, espaces et paysages, devenus ternes par trop de familiarité, feront naître de nouvelles sensibilités chez le regardeurs.[…]

 
 

Korean lanscape [extraits]
De Léa Bismuth, critique ArtPress
 

[…]C’est à la suite d’une résidence en Corée du Sud que Marie Lelouche présente « Korean landscape». Le genre du paysage est mis en scène à travers dessins, sculptures et installation. Cette jeune artiste à l’esthétique conceptuelle, utilise des techniques comme le verre soufflé ou la céramique, mais aussi des matériaux comme le tissu ou l’acier, afin de poétiser son rapport à l’espace. […]paysage — mis en scène à travers des dessins, une réflexion sur l’espace d’exposition et une magnifique sculpture en verre, à la fois organique et abstraite […]

 

 


 
Korean landscape [Quotes]
By Léa Bismuth, critic at ArtPress
 
[…] Subsequent to a residency in South Korea, Marie Lelouche presents «Korean landscape». The landscape genre is accentuated by the means of drawing, sculpture- and installation. This young artist who is marked by conceptual aesthetics, uses techniques from glassblowing to ceramics, but also materials as textiles or steel, in order to poeticize her relation to space […] landscape — highlighted by drawings, a reflection on the exhibition space and a magnificent glass sculpture, organic and abstract at the same time[…]
 
 
 

Re-landing on the unfamiliar and familiar environment [extrait]
De Go Won-suk, commissaire à la galerie Space, Séoul
 

[…]Extrait de situations inhabituelles, son travail suggère aux regardeurs une expérience des sens par l’emprunt de formes récurrentes, qui créera un échange entre les spectateurs. Malgré les inconvénients culturels qu’elle rencontre, sa pratique va vers une communication sociale, paradoxalement atteinte par la contemplation.[…]

 


Re-landing on the unfamiliar and familiar environment [Quote]
By Go Won-suk, curator at Space Gallery, Seoul
 
 
[ …]Extracted from unfamiliar situations, her work is suggestive to viewers senseless by familiarity due to reiterations, and she expects viewers to communicate with one another in response. Despite the inconve- niences she undergoes, her artistic practice aims for social communication, paradoxically attained through contemplation.[…]